lundi 18 février 2013

Prologue

                                     


Le brouillard nappait peu à peu les rues déjà bien obscures et silencieuses. Les quelques rares âmes qui osaient encore s'aventurer, une fois le soleil couché, n'étaient pas du genre à se contenter de flâner innocemment. Même dans une aussi petite bourgade que Dalt, la vermine aux allures de parasites pullulait et infestait, de par ses activités, le semblant de tranquillité que le voyageur un peu naïf, aurait pris pour comptant de cette quiétude illusoire. Au croisement de deux ruelles, un homme attendait. Son ombre s'étalait à ses pieds, conséquence de la lumière vacillante qui s'échappait dans son dos depuis la porte entrouverte. Un sourd brouhaha sortait de l'autre côté de cette dernière, accompagné du rythme calme, quasi soporifique, d'un instrument à cordes.
L'ombre au sol bougea. L'homme venait de se tourner, plissant des yeux en direction du sud vers ce passage de pierre privé de torches.
Des pas. Quelqu'un se rapprochait, marchant dans cette purée de pois. Le battement régulier de ses foulées sur les pavés donnait l'impression que la brume couplée à l'obscurité n'entravait en rien sa progression. Des pas. Plus insistants. Plus présents. Le martèlement ferme s'accompagnait maintenant d'un cliquetis. Personne ne marchait ainsi. Personne...  

    Accoudé à une table, l'air nonchalant, Edwan Claim jouait seul avec sa chope à moitié vide tout en écoutant la musique d'une oreille, jetant de temps à autres des coups d'oeil au groupe de bavards qui occupaient la table voisine. Le musicien, un homme du cru à en juger par ses vieilles hardes, en était à son huitième morceau. C'était du moins ce qu'en avait conclu Edwan, mais il n'aurait vraiment su dire si les pauses entre ce qu'il pensait être deux morceaux distincts en étaient vraiment. En vérité, ce pauvre diable ne semblait pas avoir changé sa mélodie cafardeuse depuis qu'il s'était mis à jouer. Quelle auberge sinistre...

    Son regard balaya une fois encore la salle éclairée par ces deux maigres chandeliers et ces quelques bougies. La pièce était suffisamment large pour accueillir une trentaine de clients au moins dans ses meilleurs jours. Ce soir était loin d'en être un et à peine une douzaine d'hommes et femmes occupaient la salle. Les quatre à sa gauche animaient à eux seuls l'auberge. Trois hommes et une femme, bien éméchés, jouant avec des cartes et des jetons,tapant énergiquement en choeur sur la table et riant. De modestes marchands, à en juger par leurs manteaux posés sur le banc esseulé derrière eux. Un peu plus loin, dans un des coins proche de l'escalier qui menait aux chambres plus bas, trois individus mangeaient en parlant à voix basse. Puis il y avait ces deux types qui n'avaient pas même relevé les cagoules de leurs longues capes et qui attendaient sans vouloir consommer.
L'aubergiste, un petit homme nerveux et dégarni ne semblait pas se préoccuper de ces derniers, les ignorant presque. Sa jeune femme qui le dépassait d'une tête, affairée au service, l'imitait.

    Edwan Claim cherchait une nouvelle fois à discerner leurs traits sans trop attirer l'attention, quand un mouvement à l'entrée de l'auberge lui fit tourner la tête.
L'homme qui déboula hâtivement, il le connaissait. Et plutôt bien même. Il n'avait pas supporté l'atmosphère étouffante de l'auberge et était sorti prendre une bouffée d'air quelques minutes plus tôt. Il portait la même sorte de longue toge que lui, noire d'un côté, blanche de l'autre, ceinte à la taille par une ceinture en cuir, agrémentée de sangles aux manches et de quelques poches. De quoi cacher nombre d'objets de petite taille. Pratique.
Ven Lasdilan, c'était son nom. Et en quelques foulées il se retrouva planté à sa table, ses longs cheveux bruns détachés retombant sur ses épaules. Lorsque celui ci lui adressa la parole, il cherchait déjà à déterminer quelle émotion prédominait chez son compagnon. Peur ou excitation? Peut être bien les deux.

« Il y a quelque chose dehors. » Il regarda subrepticement autour de lui et continua à voix basse en voyant que personne ne semblait lui prêter attention.
«Cette ville me fout la chair de poule. Nous devrions être à Valdèra pas dans ce trou perdu. »
«Du calme mon jeune ami. Valdèra est à deux jours d'ici à cheval. Nos montures et nous-mêmes avons besoin de repos. Peut-être es-tu dans la force de l'âge mais la mienne est déjà loin derrière et il nous faudrait chevaucher toute la nuit avant d'atteindre un autre village, dont celui-ci n'aura sûrement rien à envier.  Qu'as-tu vu dehors? » Le temps passait. Ses cheveux grisonnants attachés en couronne en  témoignaient et bien que toujours vif, il commençait à sentir le poids de ses années.
« Rien. J'ai entendu quelque chose. Comme des bruits de pas. Mais c'était tellement...irréel... A peine si je voyais mes pieds dehors. Je ne tiens pas à me faire poignarder aussi bêtement après tout ce que nous avons fait. »
La voix de Ven tremblotait légèrement, malgré ses efforts pour le cacher. Edwan Claim l'observait de ses yeux noirs, la mine sévère.
« Où donc est passée ta bravoure? Assieds-toi. La peur fausse ton jugement car elle brouille tes sens et ton interprétation du monde. Souviens toi de l'enseignement. Tu dois garder la tête froide quoi qu'il arrive si tu ne veux pas finir comme le Lièvre de Melias »

    Son compagnon esquissa un sourire. L'histoire du Lièvre de Melias lui paraissait vieille comme le monde. La première fois qu'il en avait entendu parler remontait bien avant son propre Renoncement, alors qu'il avait offert comme tous les odalistes sa vie à la déesse Odalia. Le Lièvre de Melias était le surnom que l'on donnait à un certain Lonis Stirf, odaliste originaire de Melias dans la province de Rihim. Sa vivacité d'esprit pour faire justice et sa capacité à devancer presque à chaque fois les coupables lui permit de se distinguer très rapidement. Or, un jour qu'il s'occupait d'une banale affaire de vol dans un château qui se relevait d'un siège, il passa dans sa hâte par une porte dont la salle se trouvait au moins vingt toises plus bas. Certains racontèrent qu'il tomba à une vitesse prodigieuse, trépassant aussi prestement qu'il avait vécu. Depuis, cette histoire avait fait le tour de tout Torvala et elle servait désormais de leçon aux jeunes demistes un peu trop fougueux. Cette fin tragique avait aussi permit d'affirmer avec succès une chose; Les lièvres ne savent pas voler.

« Je le sens, Ven. Il y a quelque chose de malsain dans l'atmosphère ici. C'est aussi flagrant que le temps est déplorable et que cette auberge est miteuse. Peut être pas de quoi réveiller Nelsira la dormeuse mais bien suffisant pour me mettre la puce à l'oreille. »
La serveuse s'approcha de la table pour déposer un plateau en bois sur lequel se trouvait diverses collations. Elle effleura à peine de son regard les deux odalistes, mais Edwan avait eu le temps d'y décerner cette crainte caractéristique du coupable. Même la plus belle et innocente fleur pouvait cacher les pires vices. Il attendit que celle-ci fut suffisamment éloignée pour reprendre.
« Surprenant de voir à quel point Dalt a pu changer depuis mon dernier passage. Les habitants ici ne connaissent pas les ravages de la guerre et la capitale est tellement proche. Et pourtant... » Il s'accorda une nouvelle pause. Il aurait juré que les deux hommes dans le fond le regardaient avec intensité alors qu'il parlait, mais ils semblaient aussi figés que lorsqu'il avait balayé la salle du regard. « Il nous faudra informer le Telodaste de la situation. »
Ven Lasdilan approuva d'un simple hochement de tête avant de parler. Un autre rire éclata à la table d'à côté.
« On dirait que les troubles de Nudiven ont fait leur chemin jusqu'ici. Peut-être sommes-nous poursuivis? »

Poursuivis? L'insurrection de Nudiven était la raison de leur voyage sur la côte. Ils y avaient mis un terme ou bout de deux longues semaines de lutte par les mots et les armes. Le sang d'innocents répandu en quantité avait donné une raison suffisante pour agir promptement. Non, la Justice d'Odalia n'attendait pas. Cette fois, une poignée d'hommes avait suffit pour semer le trouble mais il ne pensait pas que le vent aurait pu éparpiller si loin les graines de ce mal.
« Il y a surement autre ch... »

Il s'arrêta tout net.

Le rire retentissait encore à côté de lui. Au lieu de s'atténuer, il s'amplifiait, passant des aigus aux graves. Edwan Claim tourna doucement la tête, regardant d'un air surpris l'homme qui s'esclaffait. Était-il le seul à trouver cela étrange? Les joueurs eux-mêmes continuaient leur activité, sans même regarder leur camarade de jeu. Ils poursuivaient avec lenteur. Une lenteur irréelle. Le rire n'était désormais plus qu'un hoquet léthargique. Soudain, le monde sembla glisser peu à peu. De ses yeux il les voyait. Les ombres. Elles s'étendaient et... par Manith ! Quel maléfice !  Les chaises, les tables, les murs, tout s'étirait autour de lui dans la direction où les ombres portaient !
C'est alors qu'il eut une sorte de picotement douloureux à l'estomac. Non, une douleur vive. Par réflexe, il ramena sa main dessus et rencontra un obstacle qui la stoppa net au niveau de l'abdomen. Du bois? Son esprit assimila la nature de l'objet oblong alors qu'il se tournait vers Ven Lasdilan, son jeune Démiste. De ses yeux injectés de sang, ce dernier le regardait comme à moitié possédé. Il tremblait en s'agrippant à la lance, maintenue à l'horizontale, qui se trouvait auparavant aux pieds de la table. Sa lance. Il ne baissa pas la tête pour regarder l'étendue de sa blessure. La douleur à elle seule l'informait. Il se contenta de se lever, incrédule. Aucun mot ne put sortir de sa bouche mais son regard traduisait mieux son ressenti que n'importe quel discours. Le bois de la hampe devint vermeil alors que les larmes sur le visage de Ven tombaient; au même moment, le sang arrivait à ses doigts.

La lance glissa de ses mains.
Une chaise renversée. Un, deux, puis trois pas en arrière.
La tête d'Edwan Claim tournait, tournait à n'en plus finir.
Trop de questions sans réponses et plus de temps. Sa vue se brouilla. Les sons devinrent distants. Et alors qu'il tombait à genoux, alors que son souffle se perdait et que la douce et glaciale étreinte de la mort l'emportait, il aperçut entre ses paupières mi-closes les deux silhouettes encapuchonnées, assises à leur table.

Elles n'avaient pas bougé.

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